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9 juin, 11 h 45.
Les parachutistes s’apprêtent à tenter leur coup de main sur le poste de garde
du tunnel. Depuis une heure, Nunès et Collobert sont descendus dans le ravin. Par
un vaste crochet ils doivent contourner le camp allemand, s’approcher à portée
et attaquer à la grenade, tandis que d’en haut le sergent et les deux
sous-lieutenants ouvriront le feu au fusil mitrailleur.
Aucune mauvaise surprise
ne semble à redouter, et pourtant Camaret est d’une impatience fébrile. Pour la
dixième fois il vérifie son arme.
Il va avoir une grosse
déception.
Les parachutistes
aperçoivent en bas un camion qui arrive, cahotant sur le mauvais sentier. Le
véhicule effectue un délicat demi-tour ; alors les Allemands du camp
grimpent sur le plateau arrière, ils parlent fort, semblent totalement
décontractés, rient joyeusement. Cochin, machinalement, les compte jusqu’à neuf.
Le camion s’éloigne dans
le chemin, l’opération n’a pas duré une minute. Cochin délaisse son fusil
mitrailleur et porte ses jumelles à ses yeux. Il ne découvre que le camp désert,
puis il aperçoit Nunès qui s’avance prudemment.
Il est sans aucun doute
couvert par Collobert qui reste dissimulé.
Nunès erre dans le camp,
constate toute absence de vie, lève les yeux et, par grands gestes, fait signe
que la voie est libre.
Camaret rejoint Cochin.
« Ça, par exemple, tu
y comprends quelque chose ? se lamente-t-il. C’est la vacherie.
— Écoute, Michel, c’est
inespéré, même si ça t’enlève la joie de faire un carton. Si les Boches
rappliquent avant qu’on ait disposé les charges, ce sera un jeu d’enfant pour
Nunès et Collobert de les anéantir au passage à la grenade. Tu n’as qu’à
descendre leur dire de grimper dans les arbres des deux côtés du sentier. Maintenant,
grouillons-nous, et arrête de faire cette gueule de gamin frustré. »
L’extrémité d’une longue
corde de rappel est fixée au tronc d’un arbre. Avec l’agilité d’un alpiniste, Camaret
dévale par bonds successifs la longue et abrupte déclivité. Ensuite, le sac
contenant vingt-cinq kilos de plastic est descendu à son tour.
À l’aide d’une lampe
électrique, la charge explosive sur le dos, Camaret gagne, sans précipitation, le
point central du tunnel. Dans une série de gestes précis, il dispose ensuite
les explosifs. Son travail achevé, à deux reprises, il vérifie tout, constate
la perfection de son installation et revient sur ses pas. À l’extérieur il
lance entre ses dents un coup de sifflet strident. Nunès et Collobert
descendent de leur arbre ; en courant, ils rejoignent leur chef. Se
succédant à deux mètres, les trois parachutistes entreprennent alors, s’aidant
de la corde, la pénible ascension. Lorsqu’ils parviennent au sommet du ravin, ils
sont en nage ; tous les trois ont le même réflexe : s’affaler sur le
dos et reprendre leur souffle. Il est 12 h 20. Si les cheminots ont
tenu leur parole, la machine haut le pied doit arriver dans dix minutes.
À 12 h 26, le
camion allemand revient. Les occupants en descendent, puis s’affairent au
transbordement de caisses de vivres. Ils étaient visiblement allés au
ravitaillement, la coïncidence est phénoménale.
12 h 29. C’est
Camaret qui maintenant s’est emparé des jumelles. Anxieusement il scrute la
voie du plus loin qu’il le peut.
Quarante-cinq secondes
avant 12 h 30, la machine apparaît. Camaret évalue sa vitesse à une
soixantaine de kilomètres à l’heure. Il chuchote :
« Je l’embrasserais,
ce vieux, s’il était là ! »
Lorsque la locomotive
pénètre dans le tunnel, les cinq parachutistes se bouchent les oreilles ; ils
s’allongent sur le ventre, la tête contre le sol, dans l’attente nerveuse et
crispée de la déflagration.
C’est Cochin qui, le
premier, enlève ses mains de ses oreilles et lève la tête, intrigué. Il
aperçoit la locomotive qui sort du tunnel et poursuit sa route à sa cadence
régulière et tranquille. Cochin secoue son compagnon par l’épaule. À son tour
Camaret se relève et constate la catastrophe. Les trois autres paras sont
maintenant assis eux aussi, béats, contemplant la locomotive qui disparaît dans
un coude en direction de l’ouest.
« Nom de Dieu de
nom de Dieu ! geint Cochin. Mais comment as-tu pu faire ton compte, abruti ?
Ça fait deux ans qu’on t’apprend à installer une charge sur un rail ! C’est
pas possible d’être aussi con !
— Comme tu dis, réplique
violemment Camaret, c’est pas possible d’être aussi con ! Tu as vu où elle
est passée ta locomotive ? Sur la voie de gauche ! Voilà ce qu’on
gagne à faire confiance aux bricoleurs de la Résistance !
— Et maintenant c’est
râpé, les Boches vont découvrir le sabotage à leur prochaine patrouille, sans
compter la loco qui va aller se vomir je ne sais où.
— C’est la sale
poisse. On aura pourtant fait ce qu’on aura pu. C’est écœurant, mais c’est
comme ça, une putain de « schcoumoune » vicieuse !
— Vos gueules !
interrompt le sergent Détroit. Écoutez.
— Écouter quoi ?
Tu entends des voix ?
— J’ai entendu un
sifflet, un sifflet de locomotive.
— Arrête de
déconner. Il n’y a plus personne sur la machine, elle risque pas de siffler
toute seule.
— Mais fermez-la, nom
de Dieu ! Écoutez. Ça remet ça.
— Je crois qu’il a
raison. Moi aussi il m’a semblé entendre quelque chose, ajoute Nunès.
— Et matez les
Chleus en bas, ça s’agite bougrement », lance Collobert.
Effectivement les neuf
Allemands sortent de leurs baraquements l’arme au poing. Ils s’échelonnent le
long de la voie, et maintenant, tous, parachutistes et Allemands, perçoivent un
long sifflement lugubre.
« Le train de D.C.A. !
C’est pas possible ! Ce serait trop beau ! crie presque Camaret, en
proie à une fabuleuse excitation.
— Ta gueule, Michel,
ta gueule ! Je crois bien que c’est lui ! C’est pharamineux, mais je
crois qu’il arrive ! Écoute… »
Les vibrations
provoquées par l’approche d’un lourd convoi sont maintenant perceptibles.
« Pourvu qu’il soit
pas lui aussi sur la voie qu’on n’a pas piégée, déclare Nunès sans réfléchir.
— Il aurait percuté
la Pacific, crétin ! » réplique Détroit.
À petite vitesse la
motrice apparaît dans le coude de la voie. Elle tracte un interminable chapelet
de wagons, de simples plateaux sur roues sur lesquels sont amarrés des tanks, des
automitrailleuses, des canons lourds.
Les parachutistes ne
pensent plus ni à s’abriter le visage ni à se boucher les oreilles. Médusés et
admiratifs, ils contemplent le spectacle.
La motrice pénètre dans
le tunnel. Sa vitesse est de vingt-cinq, au maximum trente kilomètres à l’heure.
Au passage, les mécanos en uniforme ont fait un signe de main amical aux
sentinelles qui gardent la voie.
Quatorze wagons sont
engagés sous le tunnel lorsque l’explosion se produit. Un instant les
parachutistes pensent que tout va s’effondrer. La violence de la déflagration
est telle qu’elle a provoqué un véritable séisme.
Mus par la réaction en
chaîne, deux wagons qui se trouvent encore à l’extérieur du tunnel basculent
lourdement. Un char Tigre rompt ses amarres et, dans une pesante rotation, vient
broyer trois des gardiens qui étaient demeurés sur place, abasourdis.
« Et tu disais qu’on
avait la poisse ! » chuchote Denys Cochin.
Le sergent est secoué
par une crise nerveuse de fou rire. Il a enfoui son visage dans ses mains pour
étouffer les hoquets dont il est agité. Il en pleure. Ses paumes sont maculées
de terre noirâtre ; les larmes plaquent sur ses joues une purée sombre.
Lorsque ses compagnons
découvrent son visage de clown, à leur tour ils sont nerveusement atteints d’un
rire communicatif. Cochin plonge la tête dans sa manche, Camaret a défait son
foulard de « soie parachute » et s’en sert pour assourdir ses pouffements.
C’est par signes que
Cochin intime l’ordre de lever le camp. Les parachutistes s’élancent en courant
à travers bois. Mais Camaret qui ne peut réfréner son rire s’arrête le dos
contre un arbre pour retrouver sa respiration.
« Ça va comme ça !
Il faut y aller, maintenant ! lui jette Cochin qui a retrouvé son sérieux.
— Tu sais à quoi je
pense, Denys ? Quand je raconterai ça à mes petits-enfants, ils ne
voudront jamais me croire.
— Si tu ne viens
pas tout de suite, tu ne risqueras jamais de raconter quoi que ce soit à qui
que ce soit. »
Camaret se calme, il
reprend sa course avec les autres. Vers d’autres sabotages. Vers d’autres
combats.